le Mardi 6 juin 2023
le Vendredi 27 novembre 2020 13:20 | mis à jour le 1 mars 2022 13:55 Francophonie

Un livre blanc sur les langues officielles pour «acheter du temps»

Pourquoi faire confiance à Francopresse.
Ce livre blanc, qui précèderait le dépôt formel d’un projet de loi pour renforcer la <em>Loi sur les langues officielles</em>, ne pourrait que retarder la modernisation de la <em>Loi</em> selon plusieurs intervenants. — Tookapic – Pixabay
Ce livre blanc, qui précèderait le dépôt formel d’un projet de loi pour renforcer la Loi sur les langues officielles, ne pourrait que retarder la modernisation de la Loi selon plusieurs intervenants.
Tookapic – Pixabay
FRANCOPRESSE – La ministre des Langues officielles, Mélanie Joly, prépare un livre blanc sur les langues officielles pour le début de 2021. Ce livre blanc, qui précèderait le dépôt formel d’un projet de loi pour renforcer la Loi sur les langues officielles, ne pourrait que retarder la modernisation de la Loi selon plusieurs intervenants.
Un livre blanc sur les langues officielles pour «acheter du temps»
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Le projet de livre blanc a d’abord été révélé dans un article du quotidien La Presse, le 25 novembre dernier. La même information a été reprise par d’autres médias dans les jours suivants.

Le bureau de la ministre Joly refuse toujours de confirmer l’existence d’un projet de livre blanc concernant les langues officielles, mais une source au fait du dossier à Patrimoine canadien a confirmé à Francopresse que la ministre préparait un livre blanc sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles.

«Il semble que cela aura pour effet de reporter le dépôt d’un projet de loi visant à moderniser la Loi sur les langues officielles», affirme à Francopresse le bureau du porte-parole conservateur sur les langues officielles, Alain Rayes, qui dit avoir eu vent de la préparation d’un livre blanc «il y a quelques jours».

Alexandre Boulerice, chef adjoint du NPD, souligne pour sa part que ce livre blanc «n’existe pas encore, il n’a pas été déposé!».

De son côté, le président de la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA), Jean Johnson, s’est dit «surpris» par la «sortie» dans La Presse, mercredi matin. Il pensait plutôt «qu’on avançait vers un projet de loi pour le 11 décembre».

Jean Johnson, président de la Fédération des communautés francophones et acadiennes du Canada (FCFA), revendique qu’un projet de modernisation de la Loi sur les langues officielles soit déposé d’ici le 11 décembre.

Courtoisie

Questionné en Chambre le 25 novembre sur la pertinence du projet, le président du caucus libéral, Francis Scarpaleggia, a répondu que «l’idée d’un livre blanc s’inscrit dans une consultation […] La réforme de la Loi sur les langues officielles est tellement importante, il faut s’assurer d’aller chercher les meilleures idées et les meilleures pistes de solution possible.»

Pour Rémi Léger, professeur au Département de sciences politiques de l’Université Simon Fraser, en Colombie-Britannique, un tel exercice aurait été intéressant à faire il y a quelques années, car le gouvernement Trudeau n’a jamais véritablement articulé une vision des langues officielles ; il a plutôt «fonctionné à la pièce» depuis son arrivée au pouvoir en 2015.

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À quoi sert un livre blanc?

Un livre blanc, explique Rémi Léger, est un processus interne qui «est utile pour poser la vision du gouvernement sur une question. Poser un diagnostic sur l’état des langues officielles, l’état du français au pays.»

La sociologue Michelle Landry, du Département de sociologie et de criminologie de l’Université de Moncton, ajoute qu’un livre blanc est aussi employé pour communiquer, «un peu comme un exercice de communications publiques pour expliquer le projet de loi ou expliquer les mesures administratives qui vont accompagner ladite loi».

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Des consultations qui s’éternisent

«Quand on situe l’annonce du livre blanc dans son contexte, c’est vraiment bizarre», poursuit le professeur Léger. L’idée de déposer un livre blanc est une façon pour le gouvernement «d’acheter du temps», selon lui.

Rémi Léger, professeur au Département de sciences politiques de l’Université Simon Fraser.

Courtoisie

Le politologue souligne que de nombreuses consultations sur les langues officielles ont déjà été menées depuis que le gouvernement Trudeau est au pouvoir : «Ça fait trois ans et demi qu’on parle de la modernisation de la Loi. Il y a eu des consultations. La ministre a fait des consultations, le comité permanent des Langues officielles a fait des consultations, le Sénat a fait des consultations, le commissaire aux langues officielles fait des consultations, la FCFA a fait des consultations», énumère-t-il.

La ministre doit avoir parlé de la modernisation au moins 100 fois, 150 fois au cours des trois dernières années. Et tout à coup, trois ans et demi plus tard, on sort cette idée qu’on va articuler un livre blanc?

— Rémi Léger, professeur au Département de sciences politiques de l’Université Simon Fraser

Le chercheur rappelle qu’il y a beaucoup de pression sur le gouvernement libéral depuis quelques semaines par rapport à la situation du français au Québec, notamment en raison des déclarations controversées de la députée libérale de Saint-Laurent, Emmanuella Lambropoulos, qui a remis en question la réalité du recul du français à Montréal lors d’une séance du comité permanent des langues officielles, le 13 novembre dernier.

Rémi Léger souligne que le débat sur le français au Québec fait partie du débat sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles. La classe politique voit ces deux enjeux comme un «package, un ensemble», indique le chercheur.

«Depuis deux semaines, le débat ne porte plus sur les langues officielles, sur les besoins, les aspirations des francophones hors Québec ; ça porte surtout sur le Québec, la place du français au Québec» et plus particulièrement à Montréal, ajoute le politologue de l’Université Simon Fraser.

Pour le président de la FCFA, Jean Johnson, «on est en train de confondre le projet [de refonte] de la loi 101 — qui appartient aux Québécois et aux Québécoises — avec le projet de modernisation de la Loi sur les langues officielles, qui est un projet de loi du gouvernement fédéral qui a été conçu pour protéger nos communautés [de langues officielles en milieu minoritaire]».

L’opposition et les communautés francophones s’impatientent 

«Du côté des francophones hors Québec, on sent l’impatience des principaux organismes, alors je ne sais pas si ce livre blanc va être bien accueilli, ou si on va plutôt être frustrés qu’on ajoute une autre étape à la modernisation, qui a été annoncée avant les [dernières] élections», souligne Michelle Landry.

Michelle Landry, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les minorités francophones canadiennes et professeure au Département de sociologie et de criminologie de l’Université de Moncton, croit que le projet de livre blanc de la ministre Joly sera mal accueilli par le milieu associatif francophone.

Nigel Fearon avec l’autorisation de Michelle Landry

Le président de la FCFA confirme son impatience : «On a juste à faire un survol rapido de ce qui se passe à travers le Canada, au Nouveau-Brunswick, en Alberta ou en Colombie-Britannique pour réaliser qu’une Loi sur les langues officielles modernisée, ça urge. Ça urge!» s’exclame Jean Johnson.

Évidemment, notre position c’est toujours qu’on veut voir le dépôt d’un projet de loi d’ici au 11 décembre.

— Jean Johnson, président de la Fédération des communautés francophones et acadiennes du Canada

Même son de cloche du côté du bureau du député conservateur Alain Rayes : «Considérant l’urgence de la situation, nous demandons le dépôt d’un projet de loi avant Noël. La ministre a toutes les cartes en main pour aller de l’avant. Les consultations ont été réalisées, le commissaire aux langues officielles ainsi que les représentants des différents organismes ont émis leurs recommandations et le Sénat s’est également penché sur le sujet. Il est maintenant temps d’agir.»

Pour Alexandre Boulerice, le dépôt d’un livre blanc, «c’est faible comme processus. Les libéraux devaient déposer un projet de loi pour moderniser la Loi sur les langues officielles. Un livre blanc, c’est plutôt d’autres consultations – et comme elles ont déjà eu lieu, c’est davantage une autre stratégie pour étirer le processus dans le temps» et faire du surplace jusqu’aux élections, estime le néodémocrate.

Le politologue Rémi Léger croit qu’un livre blanc permettrait d’esquiver les critiques de l’opposition : «Quand la ministre recevra une question du Bloc ou des conservateurs sur les langues officielles, elle aura une réponse toute prête pour dire “on travaille sur un livre blanc, on va articuler une nouvelle vision des langues officielles, de la place du français au Québec, etc.”»

Je pense qu’on va surfer là-dessus jusqu’à la prochaine élection.

— Rémi Léger, professeur au Département de sciences politiques de l’Université Simon Fraser

Le temps est limité pour ce gouvernement minoritaire, selon Jean Johnson, et repousser le dépôt de la Loi pourrait rendre caduc tout le travail des dernières années dans un contexte où l’ensemble des partis d’opposition s’accordent sur la nécessité de moderniser la Loi.