Au cours des dix années où son gouvernement sera au pouvoir, ce jeune avocat de Saint-Antoine, un petit village du comté de Kent, non loin de Moncton, va transformer sa province en modernisant l’administration publique, la gouvernance locale et le système scolaire et postsecondaire. En fin de mandat, Louis J. Robichaud fera du Nouveau-Brunswick la première — et toujours la seule — province officiellement bilingue du Canada.
Il fera une grande place aux Acadiens dans ses conseils des ministres, allant jusqu’à la parité avec les anglophones, ainsi que dans les postes-clés de l’exécutif. Pour la première fois, les Acadiens partagent le pouvoir.
«Personne ne pensait à ce moment-là qu’un francophone, qu’un Acadien prendrait la gouverne du Nouveau-Brunswick ou même du Parti libéral!» se souvient Gérald Clavette, dernier député francophone des années Robichaud encore vivant.
«Même si les francophones, on prenait notre place tranquillement, il n’y avait rien de structuré. C’était vraiment révolutionnaire.»

Réformes à la vitesse grand V
Premier ministre à seulement 34 ans, Louis J. Robichaud, surnommé «P’tit Louis» en raison de sa petite taille, a été élu député du comté de Kent en 1952, alors qu’il avait 27 ans.
Il devient chef du Parti libéral de la province en 1958. Aux élections tenues le 27 juin 1960, il défait le premier ministre conservateur Hugh John Flemming, au pouvoir depuis 10 ans.
On le dit «premier Acadien élu premier ministre» puisque Pierre Vigneau – né Vienneau — a été le premier Acadien à occuper les fonctions de premier ministre, dans les années 1920, mais sans avoir été élu, après être devenu chef du Parti libéral alors au pouvoir. Il a échoué à remporter les élections suivantes.
Le gouvernement de Louis J. Robichaud, assermenté le 12 juillet 1960, entame réforme sur réforme à la vitesse grand V. Au cours de son premier mandat, il met en marche deux chantiers importants en 1962 : la Commission Deutsch et la Commission Byrne.
La Commission Deutsch se nomme officiellement la Commission royale d’enquête sur l’enseignement supérieur. Quelques changements dans le secteur anglophone découleront de ces travaux, mais c’est du côté francophone que la commission aura des répercussions majeures en recommandant la fusion de certains établissements de langue française pour créer l’Université de Moncton, ce qui sera fait dès 1963.
La création d’une université francophone moderne permettra de former des générations d’Acadiens et aura un impact inestimable dans la communauté acadienne de la province. Louis J. Robichaud dira plus tard que c’était sa plus grande réalisation.
La Commission Byrne, plus connue sous le nom de la Commission royale sur les finances et la taxation municipale, aura des répercussions énormes dans l’ensemble de la province. Ses recommandations formeront l’essentiel du programme «Chances égales pour tous», adopté en 1967 et qui, avec la Loi sur les langues officielles, définira le gouvernement Robichaud.

Offrir des opportunités équivalentes
À cette époque, plusieurs services importants étaient sous la responsabilité des gouvernements de comtés : santé, éducation, justice, aide sociale, etc. Ayant le pouvoir de taxation, les comtés mieux nantis — surtout anglophones — pouvaient se payer de meilleurs services ; les comtés pauvres — surtout francophones — devaient se contenter de moins.
L’une des grandes motivations de Louis J. Robichaud était de s’attaquer à ces inégalités. Il avait été très influencé par ses études à l’Université Laval à Québec, où le père Georges-Henri Lévesque était son mentor.
«Étant passé par l’Université Laval, ça lui avait insufflé toute la question de l’État-providence, du rôle de l’État dans l’économie, souligne Pierre-Marcel Desjardins, économiste et directeur de l’École des hautes études publiques de l’Université de Moncton. Et donc, ce qu’il voulait, c’était réduire les disparités entre les régions rurales et urbaines, amener une certaine forme de justice et d’équité.»
«Chances égales» abolit les gouvernements de comtés, transfère au gouvernement provincial le contrôle de l’éducation, de la santé, de l’aide sociale et de la justice, facilite la création de municipalités et standardise les salaires des enseignants. Dans certaines régions acadiennes, ceux-ci doublent.
Cette restructuration bénéficie aussi aux régions anglophones moins nanties, mais l’effet se fait davantage sentir chez les Acadiens. «En centralisant des services comme la santé et l’éducation, il a réduit énormément les disparités qui existaient dans la province, explique Pierre-Marcel Desjardins. Le terme “Chances égales” est quand même évocateur : on ne dit pas qu’on va traiter tout le monde d’une manière égale. C’est qu’on va donner aux gens des opportunités équivalentes.»

Une première Loi sur les langues officielles plutôt symbolique
«P’tit Louis» devra cependant faire face à une forte opposition à ces changements, notamment de la part de l’empire Irving, avec lequel il va se brouiller.
Le prochain cheval de bataille de Louis J. Robichaud sera la reconnaissance du fait français au Nouveau-Brunswick. Le gouvernement fédéral de Lester B. Person a créé en 1963 la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme, mieux connue sous le nom de Commission Laurendeau-Dunton. Celle-ci recommande que le français et l’anglais soient déclarés langues officielles au Canada, en Ontario et au Nouveau-Brunswick. Contrairement à l’Ontario, le gouvernement Robichaud saisit la balle au bond.
Après les élections de 1967, un livre blanc sur la question est présenté. Puis, en 1969, c’est le grand pas : la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick est adoptée à l’unanimité en avril, près de cinq mois avant celle du fédéral.
Au départ, il s’agit surtout d’un énoncé symbolique : pour la première fois depuis la conquête britannique de l’Acadie, une partie des descendants obtiennent le statut officiel de leur langue. Quelque 200 ans après avoir été autorisés à habiter la région, une loi leur dit qu’ils ont le droit de vivre en français et que leur langue est égale à l’anglais.
«C’était quand même un pas énorme, souligne Michel Doucet, juriste et expert en droit linguistique. Pour la première fois depuis la création du Nouveau-Brunswick, on reconnaissait officiellement dans un texte législatif que les deux langues officielles du Nouveau-Brunswick étaient le français et l’anglais et que ces deux langues-là avaient un statut, des privilèges et des droits égaux. Ç’a été très important sur le plan psychologique pour la communauté francophone, puisqu’on leur disait “vous avez des droits et vous pouvez les revendiquer”.»
Mais dans les faits, la portée de cette loi était assez limitée.
Ce n’était pas une loi révolutionnaire. Elle n’allait pas aussi loin que la loi fédérale, qui reconnaissait par exemple le droit de travailler dans sa langue. Lorsqu’on regarde cette loi-là, on constate qu’elle n’allait pas trop loin, c’était hésitant dans ce qui était reconnu. C’est une loi qui, pratiquement dès son adoption, avait besoin de modifications sérieuses, bien que sur le plan symbolique elle fut très importante.
Il faudra attendre jusqu’en 2002 pour une première réforme de cette loi.

Un legs qui transcende les partis politiques
Dans l’ensemble, les années Robichaud auront marqué le Nouveau-Brunswick à jamais. Malgré certaines fortes oppositions à son programme «Chances égales pour tous», son legs transcende les partis politiques.
À preuve, le sénateur Percy Mockler, ancien député progressiste-conservateur, dit devoir son éducation postsecondaire à Louis J. Robichaud : «Je dis que je suis un fier, ardent produit des années de Louis J. Robichaud, ce qui m’a permis d’aller à l’université.»
Percy Mockler a fait partie du gouvernement progressiste-conservateur de Richard Hatfield, successeur en 1970 de Louis J. Robichaud. De façon générale, on louange Richard Hatfield pour avoir poursuivi et complété les réformes de Louis J. Robichaud.

Celui-ci ayant perdu le pouvoir un an après l’adoption du bilinguisme officiel, c’est Richard Hatfield qui l’implantera et ira même plus loin en instaurant entre autres la dualité en éducation et en inscrivant l’égalité des langues dans la Constitution canadienne.
«On a été chanceux que Louis J. Robichaud ait été suivi de Richard Hatfield, qui était plus progressiste que conservateur, avance Roger Ouellette, politologue à l’Université de Moncton. L’héritage de Louis J. Robichaud a été maintenu et amplifié par Richard Hatfield.»
Peu de temps après sa défaite en 1970, Louis J. Robichaud est devenu sénateur jusqu’à l’an 2000. Il est mort en 2005.