Ça se passe au début de La détresse et l’enchantement, qui relate la vie de l’écrivaine franco-manitobaine Gabrielle Roy. Une scène éloquente et douloureuse. Celle d’une jeune fille et de sa mère, de Gabrielle et de Mélina Roy, qui quittent leur petite ville française de Saint-Boniface pour traverser à Winnipeg afin de faire des emplettes. Alors que leurs conversations étaient animées, une fois rendues sur le pont Provencher séparant les mondes anglophone et francophone, une transformation s’opère. Arrivées dans la capitale, elles sont soudainement moins confiantes, parlent moins fort, laissent leurs espoirs sur l’autre rive. La honte d’être ce qu’elles sont, de parler leur langue, vient les rattraper. Les regards de travers des passants pèsent sur leur fierté.
Chantre du multiculturalisme, le Canada a longtemps été le pays de l’angloconformité. Au 19e siècle, l’Ordre d’Orange, société fraternelle anglo-saxonne et protestante née en Irlande en 1795, s’est installé en sol canadien, réunissant dans ses loges une élite influente. Des maires de grandes villes, des premiers ministres provinciaux et fédéraux, dont John A. Macdonald, ont été membres de l’Ordre. Ne pouvant tolérer la diversité, l’organisation s’est engagée dans des campagnes virulentes contre les catholiques et les Canadiens français. Elle s’est notamment attaquée aux droits scolaires de ces communautés. Vers la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, des crises scolaires ont balayé le pays, d’Est en Ouest, réduisant l’enseignement du français à une peau de chagrin. Peu considérés sur la scène politique fédérale, souvent traités comme des citoyens de seconde zone, les Canadiens français ont résisté, gagnant certaines luttes, en perdant d’autres. L’assimilation a continué de faire son œuvre et l’intolérance aussi, poussant les francophones dans leurs derniers retranchements, leur laissant peu d’espace pour s’exprimer.
C’est un fait peu connu, mais il n’y a pas que chez le voisin états-unien que le Ku Klux Klan a déversé son fiel et sa haine. Il a trouvé un terreau fertile pour ses idées dans l’Ouest du pays dans la première moitié du 20e siècle, où ses membres s’en sont pris aux juifs et aux catholiques – et parmi ces derniers aux Canadiens français – de la Saskatchewan et de l’Alberta. D’ailleurs, la ville d’Edmonton hébergeait un outil de propagande du KKK, The Liberator. Le passé du Canada envers ses minorités n’est pas rose. Et les francophones ont subi de nombreuses injustices. Les réparations sont finalement arrivées timidement au cours des années 1960, avec notamment la mise sur pied de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, qui avait comme mandat de rétablir l’égalité entre « les deux peuples fondateurs » (les Canadiens français et les Canadiens anglais), en tenant compte de l’apport des autres « groupes ethniques ». De cette Commission est née la Loi sur les langues officielles en 1969, faisant de l’anglais et du français les langues officielles du pays et créant le Commissariat aux langues officielles. Dans le sillage de ses travaux, le Nouveau-Brunswick s’est déclaré officiellement bilingue. Puis, la Charte canadienne des droits et libertés de 1982 est venue constitutionnaliser le droit des minorités de langues officielles d’avoir accès à l’éducation primaire et secondaire. Depuis, des victoires en Cour suprême ont permis aux francophones de voir leurs droits scolaires reconnus. Les provinces, sans nécessairement en faire assez, ont aussi mis de l’avant des politiques ou des lois sur les services en français, offrant aux francophones certains services.
Les événements récents rappellent que les gains obtenus à coup d’une résistance organisée et éclairée sont précaires. L’élection au Nouveau-Brunswick de députés de l’Alliance des gens, un parti qui milite contre les droits des francophones dans la seule province officiellement bilingue, n’a pas de quoi réjouir. La mise à jour économique en Ontario représente également un affront à une communauté enracinée historiquement. Alors que nous étions à avancer, à construire un Canada plus respectueux de sa dualité linguistique et de sa diversité, il s’agit d’un recul important que de retirer des services aux Franco-Ontariens en abolissant le Commissariat aux services en français et en mettant un terme au projet d’université entièrement francophone. La fermeture d’une université en Occident est un geste grave. Il s’agit non seulement d’une négation des droits fondamentaux, mais aussi d’un assaut contre l’idéal du haut savoir dans nos sociétés. Se cacher derrière des motifs économiques pour couper injustement dans les services aux francophones, c’est nier l’histoire du pays, c’est faire marche arrière et avaliser l’angloconformité.
S’attaquer aux droits des francophones, c’est également souffler sur les braises de l’intolérance. Les groupes anti-bilinguisme font un retour inquiétant, alors qu’ils peuvent voir dans ces coupures une approbation de leurs discours. Au populisme qui se répand actuellement, il faut vite opposer une conception humaniste du vivre-ensemble. C’est pourquoi il est important de se rappeler les mots de l’intellectuel André Laurendeau, tirés du premier volume du rapport final de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (1967), qui soulignent que le pouls de la civilisation bat quand une majorité accepte de ne pas écraser ses minorités : « Dans l’un ou l’autre des cas, le principe d’égalité exige que la minorité reçoive un traitement généreux. Cette proposition peut sembler utopique. L’est-elle vraiment ? Reconnaître les droits d’une minorité linguistique, ce n’est pas rogner sur ceux de la majorité : avec un peu de bonne volonté, les droits des uns et des autres peuvent s’exercer sans conflit grave […]. En d’autres termes, quand une majorité accepte de tenir compte d’une minorité, elle ne se renonce pas : elle demeure la majorité […], mais elle fait preuve d’humanité. »