Essipit, voisine de Tadoussac. Porte du grand Nitassinan, la terre ancestrale. À 3 h 30 de Québec, en plein fjord du Saguenay. Pierrot Ross-Tremblay savait-il, enfant, quand il regardait s’ébattre les baleines bleues dans ce havre de paix pour les cétacés, que la communauté de sa mère serait source d’inspiration pour sa carrière professionnelle ?
Sa soif d’apprendre l’a amené à faire un baccalauréat en droit à l’Université Laval et une maîtrise en étude de conflits à l’Université d’Ottawa avant de s’exiler en Angleterre. Sa spécialisation ? La gestion de conflits, la résolution de problèmes complexes et le processus de négociation impliquant les Premières Nations. On l’appelle aussi quand on veut discuter des conséquences des politiques de l’oubli sur la mémoire collective des Innus et sur les relations intergénérationnelles au sein de la communauté.
« Il est venu un moment dans ma vie où j’ai fait le choix, comme chercheur et intellectuel, d’aller jusqu’au bout de mes questions avec toute l’incertitude que de tels questionnements impliquent. Mes recherches doctorales portaient sur la production de l’oubli culturel au Canada à partir du cas spécifique de ma communauté d’origine. »
S’intéresser à ce que les gens veulent oublier est périlleux, en particulier lorsqu’un leader de la communauté y contribue pour une diversité de raisons. Il dit à ses étudiants : « Soyez très prudents si vous voulez faire une telle expérience chez vous. » La recherche de la vérité est périlleuse, mais « on devient chercheur, dit-il, en apprenant à naviguer sur cette incertitude ».
Sudbury, une nouvelle aventure
Partir pour Londres a permis au chercheur Ross-Tremblay de prendre du recul face au Québec et au Canada. « En travaillant notamment avec des Américains, des Britanniques et des Sud-Africains sur ces questions, je me sentais libre de dire les choses comme elles étaient plutôt que d’éviter le conflit ou de ménager les susceptibilités des « colonisés-colonisateurs » que sont devenus les Québécois dans leur relation avec les Innus. »
Et pourquoi l’Université Laurentienne ? « Un territoire magnifique. Une vraie diversité humaine. Des gens très accueillants. Sudbury est un lieu important pour les compagnies minières mais aussi un espace de convergence pour les Premiers Peuples (Anishinabe, Mohawks, Cree, etc.). Je préférais exercer mes recherches dans un lieu ou les enjeux seraient explicites, intenses, probants plutôt que cachés. Sudbury est aussi multilingue (anglais, français et anishinabe), avec une très riche histoire de personnes venues de par le monde. Pour quelqu’un travaillant sur les récits de vie, c’est très important la diversité humaine et sa valorisation. Et j’ai été bien servi. »
Le père de trois jeunes enfants apprécie-t-il maintenant d’avoir une nouvelle corde à son arc en étant gestionnaire d’un département ? « J’ai vite découvert que la direction d’un département est extrêmement demandant, en particulier pour un nouveau professeur qui n’a pas la permanence. En plus de déménager dans une nouvelle ville, mettre sur pied une équipe de recherche sur des enjeux complexes, développer et enseigner de nouveaux cours, être identifié comme professeur autochtone (francophone) et prendre en charge le département en entier était très ambitieux. Par exemple, tout de suite après mon arrivée, j’ai dû présider deux comités d’embauche au sein du département! J’ai eu dix ans d’expérience en trois ans.»
Être intellectuel et autochtone
En cours d’échanges avec le chercheur innu, on sent bien qu’il a eu des ajustements à faire et à découvrir un nouvel environnement. Que l’arrivée d’un chercheur innu et francophone ne va pas sans une adaptation de part et d’autre.
« L’université doit comprendre qu’engager un professeur innu francophone et sociologue mènera nécessairement à une critique interne de l’autorité, des finalités des politiques et des liens que l’université entretient avec les Premiers Peuples sans parler de ses liens avec les grandes compagnies d’extraction; engager des professeurs autochtones ne peut pas être qu’un simple exercice esthétique. Cela a aussi des implications éthiques très graves. Le territoire, l’eau, les forêts, toutes les espèces ne sont pas pour nous une abstraction, mais bien le cœur de qui nous sommes. Et cet amour ne s’achète pas.»
Quant à ses nouveaux concitoyens, Pierrot Ross-Tremblay n’a que des éloges quant à leur accueil et leur gentillesse. Il avoue que « les Franco-Ontariens, tout comme les Québécois, ont aussi absorbé des pans importants, souvent contre leur gré, de l’imaginaire colonial canadien qu’ils reproduisent, consciemment ou non, sur les Premiers Peuples. « Les couches de colonialismes sont épaisses au Canada. » Et le rôle souvent ingrat de l’intellectuel autochtone est de les faire voir, de les mettre en lumière, incluant dans le monde de la recherche qui demeure encore très inaccessible aux Premiers Peuples eux-mêmes.
Loin de lancer la serviette, Pierrot Ross-Tremblay salue au passage « une série d’améliorations du département, en autres, le développement de nouvelles orientations et de cours et un esprit de collégialité renouvelé. Par exemple, nous avons un nouveau programme de criminologie très populaire parmi les étudiants. Nous avons aussi de nouveaux cours afférents aux enjeux autochtones ainsi que sur la mémoire et son appropriation par les communautés. Je suis aussi très fier de mon nouveau laboratoire de recherche sur la mémoire qui a déjà produit quelques récits de vie et du matériel de diffusion sans parler de nombreux projets en train de se développer avec les communautés de la baie James. L’Université demeure un lieu très fertile pour réfléchir le régime nous étant destiné et transformer les idées en action pour les Premiers Peuples. Qui de mieux que ceux ayant été privé de la liberté académique pour l’apprécier? C’est notre tour de prendre la parole et de dire les choses, pas tant pour être aimé que pour se guérir et renouveler nos relations.»